Fécamp s’étend tous les jours sous nos yeux, mais nous avons de la peine à le voir réellement; essayons par ces quelques lignes de porter notre attention sur les aspects actuels de la ville, de façon à mieux comprendre ce qu’elle pouvait être autrefois ; essayons aussi de déceler au mieux tous les éléments du passé de façon à saisir l’évolution qui s’est faite parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.Nous observons en premier lieu et tout naturellement les magasins grands ouverts sur la rue et sur les passants, pour les besoins du commerce. Autrefois, les boutiques n’étaient pas autant exposées sur l’extérieur; il y avait une porte vitrée en bois avec une ou deux vitrines latérales faites en croisillons de bois, fermées par des volets mobiles en bois plein; l’ensemble de la façade se logeait souvent sous une poutre ou sous un cintre unique, l’appel commercial se faisait par un grand panneau peint situé au-dessus de la porte ainsi que par une enseigne. Pour bien imaginer ce que pouvait être le commerce d’autrefois, vous pouvez utilement observer les immeubles de la rue de Mer n° 124 et 126 et de la rue Arquaise n° 4 et 6.
A vrai dire, reconnaissons-le, il est plutôt rare d’examiner les parties hautes de nos immeubles ; à croire ou à dire que nous connaissons, nous ne prenons plus la peine de lever les yeux vers les étages et les toitures ; et pourtant, mieux préservés que les rez-de-chaussée, moins dénaturés par les contraintes du temps, ils constituent d’assez près ce qui nous reste de la ville ancienne ; il faut donc faire l’effort, regarder de plus près et rechercher au-dessus des vitrines récentes le vrai visage de l’immeuble avec son aspect général, ses matériaux, son décor principal, ses couleurs, parfois une date et plus rarement le nom de l’architecte ; nous devons parfois faire l’abstraction visuelle de certaines
maladresses du temps : un badigeon sur la brique autrefois apparente, un crépi malheureux et sali par le temps, des fenêtres certes normalisées, mais non proportionnées à l’immeuble et à l’ouverture de la baie, des retouches en ciment non dissimulées, etc.
L’harmonie se complique sérieusement quand il a fallu réaffecter les anciennes boutiques en maisons d’habitation : les huisseries du rez-de-chaussée sont souvent en P.V.C. blanc avec en apparent le coffrage du volet roulant; la brique utilisée n’est pas la même que celle des étages; elle veut s’en rapprocher, mais rien n’y fait, l’oeil fait plus que jamais la différence ; la plupart du
temps, l’on oublie le bandeau de séparation d’avec la partie haute de l’immeuble.
Alors, à partir des éléments connus, imaginons le Fécamp d’autrefois ; imaginons la vision que pouvait recevoir le voyageur ou le pèlerin du temps passé lorsqu’il arrivait dans notre ville.
L’environnement immédiat était fait de petites fermes couvertes en chaume pour la plupart, situées soit sur le plateau de Caux avec pour activités l’élevage ou la culture, soit dans la vallée avec les maraîchers. A l’époque, le parcellaire était beaucoup plus petit ; les champs
étaient animés à toutes périodes de l’année par le travail de l’importante population agricole ; aujourd’hui, le paysage est plus morne et passablement détrempé. Quelques anciens prieurés quadrillaient les abords de la ville.
L’arrivée immédiate se faisait par des chemins pierreux qui percés à flanc de coteau dans les bois, vous apportaient tout à coup au détour du sentier une merveilleuse perspective sur l’abbatiale La Trinité avec sa tour lanterne harmonieuse et sa longue nef sous chape de plomb; les gravures anciennes sur Fécamp en témoignent.
Pourrions-nous encore aujourd’hui imaginer, sans même espérer, des abords de ville sans tôles ondulées et sans panneaux publicitaires, avec des enfants jouant au milieu de la rue, s’écartant au seul passage de quelques voitures à cheval ; là encore, les cartes postales anciennes peuvent nous laisser cette image… C’est pourtant là, à l’entrée de notre ville, que nous percevons la première image, également la dernière, peut-être la plus importante pour le jugement d’ensemble ; paradoxalement, ces entrées ou sorties de ville sont ici comme ailleurs passablement sacrifiées par les temps modernes.
Le centre-ville a lui aussi énormément changé; nous situons vers le XVIe siècle la fin des extractions de pierres à Fécamp. Ce matériau servait autant à l’exportation outre-Manche par bateaux qu’aux constructions locales. Aussi jusqu’à cette époque, tous les rez-de-chaussée ou au moins tous les soubassements étaient faits de pierres taillées apparentes. Ce matériau était plus coûteux, mais il servait autant à la solidité qu’à assainir les bases contre l’humidité. Les étages étaient faits soit de colombage et de torchis, soit encore de briques de fabrication très locale.
Les XVIIe et XVIIIe siècles nous amènent presque toujours des façades en pierres et briques avec le silex et parfois le grès; la brique est dite « de Saint-Jean » ; l’appellation connue seulement dans notre département, devait provenir ou plutôt imiter dans sa composition celle de Bolbec-Lillebonne ou du nord de Rouen, de l’un des trois « Saint-Jean » situés en deçà de la Seine. Au XIXe et début du Xe siècle, la brique se fait industriellement ; devenant essentielle et employée d’une façon systématique, elle efface tous les autres matériaux, sauf peut-être le silex qui se maintient bien sur le littoral cauchois. La ville était laide nous disait Jean Lorrain mais elle avait le mérite d’être harmonieuse; les maisons
étaient construites en séries, les matériaux étaient de même origine ; il s’agissait soit de la brique d’argile rouge, provenant des poches d’extraction de Senneville ou de Saint-Léonard, soit de la brique jaune faite de sable et de vase provenant des plages ou même du curage du port. Les façades étaient véritablement dessinées au niveau des chaînages, des bandeaux et des corniches au moyen de motifs répétitifs en bandes ou géométriques sur panneaux.
Les temps actuels sont une période pleine de paradoxes ; par certains côtés, l’on prend conscience de la préservation nécessaire, l’on restaure effectivement d’une façon exemplaire – nous en avons récemment de beaux exemples – l’on arrête de démolir systématiquement et inconsciemment pour faire plus propre et plus neuf, selon le goût du jour – ceci à quelques contre-exemples près ! Et sous un autre aspect, l’on dénature tous les jours, au gré de l’entretien nécessaire, au gré des catalogues de vente de matériaux, au gré des arrivages et des promotions; la brique provient de partout: elle est de toutes compositions, de toutes couleurs, flammée ou non, utilisée souvent en plaquette de parement; il n’y a donc plus d’uniformité d’un immeuble à l’autre, d’une extension ou d’une reprise de travail à l’autre; les soubassements en pierre sont cachés par du carrelage plutôt fait pour les intérieurs; les joints sont également disparates allant du gris au blanc en passant par le jaune et même le rose ; venant souvent en surcharge, ils débordent sur l’appareil comme trop beurrés alors que par discrétion, il aurait fallu les laisser plus maigres.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui : quelques beaux modèles de rénovation, mais aussi une lente dégradation des immeubles courants. Avant de prendre son pinceau ou sa truelle, avant d’approuver un devis de travaux, ne pourrait-on pas prendre un peu de recul ; pourquoi aujourd’hui crépir ce que nos parents ont toujours laissé apparent ; l’esthétique d’une façade n’est-elle pas tout aussi importante que son étanchéité ; sans pour cela apporter un surcoût financier, nous pouvons chacun individuellement apporter une touche positive à la façade de nos immeubles et par delà la nécessité, agrémenter l’oeil du passant qui pourrait enfin reconnaître les mérites architecturaux de notre ville.